Science et communication publique, apprendre à naviguer

François Leray, directeur de cabinet de la direction de la communication, ministères Transition écologique, cohésion des territoires, transition énergétique et mer, vice-président de Communication publique.

François Leray

Directeur de cabinet de la Dircom des ministères de la transition écologique et de la cohésion des territoires, de la transition énergétique et de la mer.

« Toute personne a le droit de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent » . Pour cela, la communication des articles scientifiques, au sens du « mettre en commun » latin ou de l’indo-européen « mei » signifiant « échanger », est indispensable aussi bien pour les scientifiques, les citoyens que les institutions publiques.

L’activité scientifique est un objet de lutte informationnelle à travers les espaces publics numériques.

Si avec l’apparition du web au début des années 90, imaginé comme un moyen d’échanger entre scientifiques, l’accès libre à la science s’est développé, c’est bien le modèle de publication fermé et payant qui s’est imposé : en 2020, 70 % des publications ne sont pas en accès libre et 5 grandes publications commerciales assurent plus de 50 % de tous les articles publiés. Des revues prédatrices, parfois au service d’intérêts particuliers, ciblent par ailleurs les chercheurs disposant de moins de moyens et tendent à abaisser la qualité de publications qu’elles multiplient toujours davantage.

Depuis 2013 la masse d’informations disponible double tous les deux ans. 29.000 giga-octets d’informations – la capacité de stockage de 150 smartphones moyens – sont publiés chaque seconde dans le monde. La production scientifique n’échappe pas à cette tendance : 2.82 millions d’articles scientifiques ont été indexés en 2022 contre 1.92 millions en 2016 , une augmentation largement supérieure à l’évolution des effectifs et des budgets de recherche. Seulement 829.000 articles scientifiques étaient publiés en 2000  , trois fois moins qu’aujourd’hui. Comment s’organiser face à ce déluge informationnel constant qui limite nos capacités d’analyse et de prise de recul ?

La Charte française de déontologie des métiers de la recherche  consacre ainsi un paragraphe à la communication. Elle pose que « les résultats d’un travail de recherche ont vocation à être portés à la connaissance de la communauté scientifique et du public ». Mais l’activité scientifique est désormais un objet de la lutte informationnelle qui se déploie à travers les espaces publics numériques dans le monde entier. Pour des raisons d’agendas politiques, culturels, sociétaux, économiques ou diplomatiques, les études publiées sont régulièrement détournées de leur objet et de leur cible initiale.

Sur les réseaux sociaux, l’intention originelle de l’émetteur est effacée ou au moins dégradée quand le message original est détourné de sa cible, avec des récepteurs ne disposant pas totalement des clés de décodage. Une situation idéale pour la propagande, aussi vieille que la rhétorique.

Sur une série de 9 fausses informations, les personnes interrogées n’en ont identifié en moyenne que deux.

On voit ainsi fleurir des tribunes remettant en cause le réchauffement climatique, ou clamant des liens entre vaccin à ARNm et graves pathologies, en se basant sur des études isolées, de qualité variable et parfois fabriquées à dessein. Ces tribunes sont ensuite propagées et amplifiées par la magie ou l’usage malveillant des algorithmes des réseaux sociaux, puis par des médias soucieux de rester en phase avec les tendances.

L’objectif d’une information scientifique complètement libre et accessible met paradoxalement en danger la confiance dans l’intégrité de la science.

Difficile pour le public d’y voir clair : si 74 % des Français sondés s’estiment capables de faire le tri entre « vraies et fausses informations », une enquête récente indique que sur une série de 9 (fausses) informations, les personnes interrogées n’ont identifié en moyenne que deux fake news ! En l’état actuel de l’espace public digital, l’objectif d’une information scientifique complètement libre et accessible met ainsi paradoxalement en danger la confiance dans l’intégrité de la science.

Toutes les études ne se valent pas, leur visibilité n’est pas toujours en rapport avec leur valeur scientifique intrinsèque.

Chaque étude partagée en pré-publication sur des plateformes dédiées - afin de permettre justement l’enrichissement et le débat avant publication - donne prise à des groupe d’intérêts pour la décontextualiser, utiliser les éventuelles erreurs méthodologiques dans le but de décrédibiliser des équipes ou des institutions. Ou au contraire, il peut s’agir de légitimer un point de vue, alors que l’étude n’a pas fait l’objet de l’évaluation par les pairs sur laquelle repose le principe de la publication scientifique. Et toutes les études ne se valent pas : les méta-analyses comme le rapport du GIEC, qui compile 14.000 études publiées, se situent ainsi au sommet de la hiérarchie des preuves scientifiques. Mais leur visibilité n’est pas toujours en rapport avec leur valeur scientifique intrinsèque.

Pour Karl Popper, la science est « la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir ». Mais dans l’espace public, 99 % des chercheurs partageant un point de vue mis à l’épreuve de milliers d’expériences et de travaux, seront mis sur un pied d’égalité avec « une étude » de qualité parfois médiocre, remettant en cause le consensus chèrement acquis au sein de la communauté scientifique. Facebook avait été créé pour la communauté étudiante américaine, pas pour devenir un espace public mondial libertarien. La nature même des réseaux sociaux et le déluge informationnel semblent ainsi donner raison à la vision « anarchiste » des sciences de Paul Feyerabend pour qui tout est bon pour faire avancer la recherche. D’une certaine manière, l’espace informationnel digitalisé est devenu un lieu de confrontation favorisant par nature, de manière asymétrique, les publications qui font le moins consensus au sein de la communauté scientifique.

On met ainsi en scène les représentants d’un prétendu « ordre établi » qui défendraient le temple d’une vérité immuable face aux preux chevaliers au génie incompris. Les réseaux ont besoin de ces scènes spectaculaires pour développer leur audience, en utilisant au passage nos biais cognitifs immémoriaux : pour survivre, notre espèce aurait ainsi, selon de nombreux chercheurs, sélectionné un trait psychologique qui nous conduit à nous focaliser sur les risques pour mieux pouvoir affronter les dangers qui nous entourent. Gare aux informations trop rassurantes et au consensus, c’est suspect !

Par ailleurs, sur le champ de bataille informationnel, l’opinion la plus consensuelle fera l’objet d’attaques simplistes mais complexes à traiter, sans parler de l’hésitation de nombreux chercheurs à prendre part à des débats où ils risquent désormais d’être personnellement exposés. Ce que la loi dite de Brandolini   résume en indiquant que « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des sottises est supérieure à celle nécessaire pour les produire ». Quelques minutes pour buzzer, des heures pour répliquer. La lutte est inégale by design.

L’espace informationnel digitalisé favorise par nature les publications qui font le moins consensus au sein de la communauté scientifique.

Au titre d’agent public, le communicant public doit satisfaire à son devoir d’information des usagers et donc apprendre à naviguer dans ces eaux troubles. La recherche scientifique alimentant la construction des décisions et politiques publiques, il doit connaître un minimum la hiérarchie des preuves et la méthode scientifique, l’état des connaissances mais aussi les limites de l’acquisition du savoir : se jeter sur « une » étude ou « un » événement pour promouvoir et expliquer une politique publique de long terme, c’est tomber dans un piège, au risque d’employer la même méthode que les « ingénieurs du chaos » décrits par l'auteur du Mage du Kremlin. Car c’est à la fois le but des offensives informationnelles et la nature même de l’espace public digital que de brouiller et d’occulter des constats partagés, étayés par des travaux scientifiques. Encouragées par les réalités sociologiques et numériques que sont les chambres d’écho, les réalités « alternatives » deviennent la norme et transforment le débat public en conflit permanent.

Le communicant doit connaître un minimum la hiérarchie des preuves et la méthode scientifique, l’état des connaissances mais aussi les limites de l’acquisition du savoir.

Les communicants publics doivent-ils participer à la guerre informationnelle ou refuser ces règles du jeu ? Les institutions publiques ont en tout cas une responsabilité particulière pour affronter le chaos informationnel. Les faits - et les études qui tentent de les expliquer – ne doivent pas être isolés pour satisfaire nos biais cognitifs voire nos égos. La science est une démarche collective, besogneuse, imparfaite car elle se construit par essais et erreurs, qui tente d’améliorer notre compréhension du monde sans prétendre à une vérité absolue qui est l’apanage des croyances. Dans sa mission d’explication et de mise en œuvre des politiques publiques, la communication publique doit pouvoir rendre compte de la nécessaire modestie face au vertige de la connaissance, mais aussi de l’impérieuse nécessité de préférer les hypothèses les plus solides obtenues à ce jour par le travail collectif de la communauté scientifique.

La communication publique doit pouvoir rendre compte de l’impérieuse nécessité de préférer les hypothèses les plus solides obtenues à ce jour par le travail collectif de la communauté scientifique.

Les communicants publics gagneraient ainsi à s’inspirer des initiatives de l’UNESCO ou de l’Union européenne pour une véritable « science ouverte » et inclusive, allant au-delà du simple accès au savoir et permettant au plus grand nombre de mieux comprendre les méthodes de formation du savoir, et de mieux repérer les initiatives malveillantes. Ces efforts de pédagogie sont d’autant plus urgents que le raz-de-marée informationnel enfle inexorablement et que la recherche commence à montrer qu’il est vain de vouloir vider l’océan de fake news à la petite cuillère. D’où l’importance de savoir naviguer pour inspirer la confiance. En attendant une indispensable réforme structurelle de l’espace public digital, seule à même de renouer avec un débat public démocratique.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°31 de juin 2024