Prendre soin de l'expertise

Bernadette Bensaude-Vincent, philosophe, professeure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Les questions relatives au rôle des experts dans la vie politique ont été ouvertement soulevées dans les médias et les réseaux sociaux à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Cette crise sanitaire a manifesté au grand jour que les avis d‘experts avaient un impact direct sur la liberté des citoyens, sur leur cadre de vie et leur espérance de vie. Elle a aussi révélé un manque de confiance dans la parole des experts en même temps que la lutte ouverte entre des experts auto-proclamés jouissant d’une bonne écoute - voire d’une grande popularité dans le public – et des gardiens autoproclamés de la raison qui font la chasse aux charlatans. Mais l’actualité vient opportunément nous rappeler que les questions de crédibilité de l’expertise ne se posent pas seulement en temps de crise et doivent être affrontées au quotidien. L’avis des experts fait partie intégrante du jeu politique et pour rétablir la confiance du public il ne suffit pas de faire la chasse aux fake news.

Or les occasions ne manquent pas pour réfléchir sur les rapports entre expertise et politique et il serait grand temps d’engager un large débat public sur le rôle et les conditions de l’expertise.

Dire le vrai au pouvoir : l’avis des experts fait partie intégrante du jeu politique.

Ainsi, pendant qu’une partie du monde agricole contestait à grand bruit de tracteurs des mesures environnementales fondées sur des avis d’experts, les médias ont à peine mentionné la publication d’un avis de l'Anses (agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) sur les nouvelles techniques génomiques en décembre . Voilà pourtant un dossier qui méritait quelque attention car il réouvre la question jadis brûlante des OGM. Un autre exemple est le vote en février-mars 2024 sur la fusion de deux agences d’État dédiées au nucléaire : d’une part, l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) qui effectue des recherches et des expertises sur les risques liés à la radioactivité, d’autre part, l'ASN (Autorité de sécurité nucléaire), chargée d’assurer le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, pour protéger les personnes et l‘environnement. Avec leurs acronymes un peu barbares, les agences d’expertise diffusent une image un peu ésotérique dans le public, malgré leurs efforts d’ouverture et de publicité.

Servir le bien commun en garantissant l’indépendance des mesures réglementaires à l’égard des pressions économiques ou politiques.

Ces deux exemples illustrent pourtant la complexité des rapports entre experts et décisions politiques. « Dire le vrai au pouvoir », cette définition lapidaire du rôle de l’expert leur assigne deux missions : alerter les politiques sur un danger, répondre à une question posée par les politiques. Le principe même de cette interface entre science et pouvoir repose sur l’établissement d’une ligne de démarcation nette entre conseil et décision, entre évaluation et gestion des risques. La création des agences nationales d‘expertise mentionnées ci-dessus répondait à un souci de fonder les décisions politiques sur des « évidences », des faits incontestables susceptibles d’entraîner une adhésion des citoyens et de faire taire les controverses. Leur objectif est de servir le bien commun plutôt que des intérêts particuliers en garantissant l’indépendance des mesures réglementaires à l’égard des pressions économiques ou politiques. L’IRSN a été créé en 2002, suite au scandale des déclarations officielles en 1986 sur le « nuage radioactif » dû à l’accident de la centrale de Tchernobyl qui se serait arrêté aux frontières de la France, et l’ASN a suivi en 2006. L’Anses a été créée en 2010 suite à plusieurs affaires comme l’épidémie de vache folle ou la bataille autour des OGM. Elle a pour mission d’évaluer et surveiller les risques concernant les produits phytosanitaires et alimentaires grâce à des équipes de chercheurs répartis sur 16 sites en France qui mobilisent en outre des experts indépendants. Or le culte de l’indépendance qui caractérise le monde de l’expertise s’avère problématique. Que recouvre-t-il au juste ? Que peut-il garantir ?

Conjuguer les règles déontologiques de la recherche scientifique avec celles d’un mandat de conseil auprès des politiques : l’expertise est un genre hybride.

La crédibilité scientifique requiert des garanties d’impartialité et de transparence. D’où des règles déontologiques très strictes avec l’obligation pour tout expert de déclarer tous ses liens familiaux, professionnels, financiers qui pourraient entraîner des conflits d’intérêts. Quant à l’impartialité, elle est garantie par la production d’énoncés exclusivement fondés sur des critères épistémiques, tels que les données expérimentales dûment validées par les institutions scientifiques. C’est pourquoi les experts pratiquent des revues systématiques de publications académiques sur le sujet à expertiser et s’efforcent de fonder leur avis sur les connaissances scientifiques les plus avancées.

Le respect de ces grands principes peut certes éviter la « contamination » des avis d’experts par des idéologies comme le populisme. Mais il ne peut garantir une totale indépendance, pour plusieurs raisons qui tiennent aux conditions pratiques d’exercice de l’expertise.

On ne peut tracer une ligne de partage claire entre le domaine des faits scientifiques et celui des décisions politiques : sur chaque cas, en fonction des circonstances et contingences, la frontière entre science et pouvoir doit être renégociée dans l’exercice même de l’expertise.

Car l’expertise est un genre hybride qui produit des énoncés scientifiques en vue de décisions concernant l’action ou la règlementation. Elle conjugue les règles déontologiques de la recherche scientifique avec celles d’un mandat de conseil auprès des politiques. Or, quelles que soient la rigueur des procédures d’expertise et la transparence du travail des experts, on ne peut tracer une ligne de partage claire entre le domaine des faits scientifiques et celui des décisions politiques. C’est plutôt une affaire de degrés car la construction des faits produits pour faire une démonstration de sûreté ou de dangerosité mobilise tout un réseau dans lequel entrent de plus en plus de considérations politiques ou économiques.

Le travail des experts commence par une reformulation de la question posée en des termes qui la rendent susceptible d’un traitement scientifique. Par exemple : la question « est-ce que l’usage d’herbicides à base de glyphosate est dangereux pour la santé humaine » est retraduite en « à quelle dose cette substance active a-t-elle un impact sur le système immunitaire et reproductif d’une cohorte de rats ou de poissons ? ». Ce transfert au laboratoire est la condition pour établir des preuves solides, des faits incontestables. Mais les résultats pointus obtenus sur ces organismes modèles ne répondent pas à la question posée car les humains évoluent au grand air et sont exposés toutes sortes de substances actives qui peuvent interagir et produire des effets cocktail. Les experts doivent donc confronter les expériences de toxicologie avec les résultats d’enquêtes épidémiologiques et d’autres disciplines.

Une expertise mobilise une pluralité de disciplines afin de démultiplier les points de vue sur la question posée. Cette construction largement interdisciplinaire demande un long travail de synthèse des faits établis par diverses communautés de chercheurs afin de dégager un message cohérent.

Démultiplier les points de vue sur la question posée : cette construction interdisciplinaire demande un long travail de synthèse pour dégager un message cohérent.

Il ne suffit pas cependant de faire entendre plusieurs voix de scientifiques. Il faut produire du sens, délivrer des messages qui parlent aux décideurs. Pour qu’un avis d’expert ait une pertinence politique, l’équipe en charge de la synthèse doit non seulement traduire les résultats scientifiques en des termes lisibles par des non-spécialistes mais aussi formuler des recommandations qui orientent les décisions des législateurs. Après la synthèse, il faut produire un résumé suivi de conseils explicites. Ce travail de contraction et reformulation des résultats purifiés, impartiaux, objectifs, collectés auprès de plusieurs spécialités scientifiques, opère en sens inverse dans la première phase du travail. L’équipe d’experts doit en effet se préoccuper de la faisabilité des recommandations en tenant compte des enjeux économiques et politiques. Bref, les experts se livrent à un processus de traduction et produisent un continuum d’énoncés qui intègre de plus en plus d’ingrédients non-épistémique, de préoccupations politiques pour produire un avis pertinent susceptible d’éclairer les décideurs.

Deuxièmement l’évolution récente des agences nationales mentionnées ci-dessus révèle un mélange des genres. La mission d’évaluation impartiale des risques est désormais couplée avec celle de gestion des risques. Dès 2014, l’Anses a été chargée de délivrer des autorisations de mise sur le marché et pas seulement d’assurer la veille et l’évaluation de risques sanitaires sur la base de recherches indépendantes. Et un couplage similaire se prépare dans le nucléaire avec la fusion de l’IRSN et de l’ASN. La réforme vise officiellement à consacrer l’indépendance et la transparence du système de sécurité nucléaire français, à garantir que les mesures décidées par l’ASN - souvent désignée comme « le gendarme du nucléaire » - reposent sur des données scientifiques objectives . Bref, elle suppose que le rapprochement entre évaluation et gestion va déterminer une action à sens unique de l’amont vers l’aval, de l’investigation à la règlementation. Or le mélange des genres se traduit par des interactions à double sens qui nuisent à l’ambition d’impartialité. En témoigne l’expérience de l’Anses où les contraintes règlementaires « ont ruisselé sur les conditions de l’évaluation des risques », selon une formule de la chercheuse Catherine Dargemont . Cela vient en partie du fait que les autorisations de mise sur le marché sont délivrées sur la base des données fournies par les industriels qui font la demande et non pas sur la base d’une ample revue de littérature scientifique.

Partager les incertitudes que les scientifiques affrontent quotidiennement au lieu de les dissimuler sous prétexte d’une prétendue aversion du public pour l’incertitude.

Un rapport détaillé du conseil scientifique de l’Anses fondé sur trois études de cas a pointé du doigt ces tensions et fait une vingtaine de recommandations pour augmenter la crédibilité de l’expertise. Mais ce rapport ne remet pas en question le postulat de l’indépendance, alors même que l’Anses dépend de quatre ministères - santé, environnement, économie et agriculture - qui peuvent retarder la publication de ses avis en fonction de la conjoncture politique. En réalité la frontière entre science et pouvoir n’est pas marquée une fois pour toutes. Sur chaque cas, en fonction des circonstances et contingences, elle doit être renégociée dans l’exercice même de l’expertise.

Elargir le cercle des experts au-delà des communautés scientifiques, inclure les savoirs de l’expérience des professionnels, des usagers ou des consommateurs.

Pour restaurer la confiance dans les avis d’experts il est temps de redéfinir les principes fondamentaux, les piliers sur lesquels repose leur autorité. Voici quelques pistes à creuser afin d’instaurer une relation de confiance dans les experts et de rendre leur travail utile et bénéfique au bien public.

D’abord, il faut ouvrir la boite noire de la production d’expertise pour suivre attentivement tout le processus de formulation d’énoncés qui transforme des connaissances en outils de décision. En particulier, il importe de partager les incertitudes que les scientifiques affrontent quotidiennement au lieu de les dissimuler sous prétexte d’une prétendue aversion du public pour l’incertitude. Ces incertitudes proviennent d’abord de lacunes de savoir à combler. Il importe à cet égard qu’un avis d’expert souligne explicitement les pans de recherche non-faite qui seraient pertinents pour répondre à la question posée. Mais il doit aussi montrer les incertitudes objectives dues à la complexité des interactions en jeu qui limitent la possibilité même de prévoir ou de se prononcer fermement.

Ensuite, il faut songer à viser la robustesse plus que la factualité des énoncés par inclusion d’une pluralité de points de vue depuis la reformulation de la question posée jusqu’à la rédaction finale. Pour qu’un avis soit robuste et puisse avoir un impact effectif, déclencher des mesures et actions concrètes, il ne suffit pas de le densifier en incluant diverses disciplines scientifiques. Il importe d’inclure aussi des savoirs non-scientifiques issus de l’expérience des professionnels, des usagers ou des consommateurs. Bref, d’élargir le cercle des experts au-delà des communautés scientifiques.

Enfin, il s’agit de suivre et surveiller le traitement des avis d’experts par les décideurs. Car les appels à l’autorité des experts dissimulent en fait une très grande fragilité de leurs avis qui peuvent soit cautionner des choix politiques, soit être retardés voire mis au placard et passés sous silence par les décideurs. Les scientifiques se plaignent souvent que les politiques manquent de culture scientifique mais il apparaît de plus en plus que les scientifiques manquent d’une formation politique à la diplomatie pour négocier avec les décideurs. Bref prendre soin de l’expertise c’est faire le deuil du mythe de la neutralité, plonger les sciences dans la mêlée et dans la complexité.

Prendre soin de l’expertise c’est faire le deuil du mythe de la neutralité, plonger les sciences dans la mêlée et dans la complexité.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°31 de juin 2024