L’incommunication est la condition de la communication

Entretien avec Dominique Wolton, fondateur et directeur de la revue internationale Hermès (CNRS)

Pour les néophytes, pourriez-vous résumer les concepts d’incommunication et d’acommunication qui sont au coeur de votre théorie de la communication ?

Dominique Wolton – Nous cherchons tous à communiquer. C’est quoi communiquer ? C’est partager, échanger ; ce qu’on appelle l’intercompréhension. Mais le problème c’est qu’on butte très vite sur l’incommunication. L’incommunication naît des désaccords et points de vue divergents. Et c’est précisément lorsqu’on tente de sortir de cette impasse qu’on se met à négocier. À la sortie de la négociation, si elle est positive, on arrive à cohabiter. Si elle est négative, si les désaccords demeurent patents et irréconciliables, on arrive à une situation d’acommunication. C’est le conflit, la guerre et même la mort.

L’incommunication naît des désaccords. C’est pour sortir de cette impasse qu’on se met à négocier.

Ces trois concepts font partie intégrante de ce qu’on appelle la communication, qui se caractérise par

  • la recherche du partage,
  • la découverte de l’incommunication, à partir de quoi la négociation s’impose,
  • l’acommunication, c’est-à-dire l’échec de la communication, qu’il convient d’éviter.

On sort d’un climat social tendu par la réforme des retraites. Diriez-vous que les difficultés manifestes de dialogue entre les autorités publiques et la société civile relèvent d’un problème de communication ?

DW – C’est même un exemple typique d’incommunication qui a viré à l’acommunication ! Il y a deux types de conflits politiques : ceux qui émergent de la base et qui n’ont pas été anticipés ; ceux qui résultent de décisions ou d’erreurs politiques. C’est le cas de la réforme des retraites : rien n’interdisait au Président de négocier pour trouver un point d’équilibre. Or il a fait le choix de passer en force. Cette posture a empêché toute forme de communication et donc de négociation. In fine, c’est une situation d’acommunication.

Quand Emmanuel Macron refuse de recevoir les syndicats à l’Élysée, peut-on parler d’une forme d’acommunication démocratique ?

DW – Bien sûr. Même en démocratie il peut y avoir acommunication. Entre le Président et le Parlement ou entre le Président et le peuple. En refusant de recevoir les syndicats, le Président a préparé les conditions de l’acommunication. Après, on sait que les battus d’hier, en l’espèce les syndicats, ne sont pas forcément les battus de demain…

De ce conflit a émergé la figure de Laurent Berger, que vous connaissez bien. Est-il un bon communicant ?

DW – Un excellent communicant ! Ce n’est pas une question de forme ou de prestation : un bon communicant, c’est quelqu’un qui arrive à exprimer de façon claire ce qu’il pense et ce qu’il veut profondément. Berger, qui a une très bonne culture politique et une idée claire de ce qu’il défend, a été capable de synthétiser, de sortir de la langue de bois et de toucher… La preuve, s’il est devenu un personnage populaire, c’est bien parce que beaucoup de gens se sont retrouvés en lui, se sont senties identifiés et défendus. Il a su adopter des positions modérées, démontrer un sens de l’argumentation, entretenir le débat de fond, tout en résistant aux provocations… Pourtant, le Président n’a eu de cesse de le déconsidérer, lui et les autres leaders syndicaux. Il avait pourtant tout à gagner à négocier.

Une administration digitale ce n’est pas une réforme de fond, pas une redistribution des pouvoirs.

Les 22 et 23 septembre 2023 est prévue une visite du Pape en France. Vous avez co-écrit un livre avec lui. Le voyez-vous comme un bon communicant ? Est-il plutôt un homme de foi ou un homme d’État ?

DW – Les deux ! C’est quelqu’un qui a une volonté politique extrêmement forte, qui est en colère et qui ne se satisfait pas du monde tel qu’il est. C’est l’envers du dossier bon pontife qui ne dit rien et bénit tout le monde ! C’est une personnalité clivante qui n’arrête pas de dénoncer les inégalités structurelles et les injustices de la mondialisation, le drame des migrants par exemple. C’est donc un homme politique avant tout. Et un politique qui sait très bien faire de la communication pour expliquer ce qu’il veut : une redistribution des richesses !

Une société online interactive qui n’aurait plus besoin de personne ? C’est mensonge ou aveuglement. La politique est toujours une affaire d’hommes et de femmes, pas une affaire de réseaux et de tuyaux.

Vous avez une vision critique des technologies numériques. Ne peuvent-elles pas faciliter les échanges entre l’administration publique et les citoyens ?

DW – Ceux qui affirment que grâce à l’administration en ligne on va gagner du temps et de l’argent, ont tort. Encore faut-il que ces outils soient effectivement accessibles. Or il y a beaucoup d’inégalités sociales, générationnelles et culturelles. Encore faut-il que le fonctionnement institutionnel évolue. Or l’État déconcentre un peu, il décentralise mais en réalité son pouvoir demeure intact.

L’idée d’une administration digitale est démagogique. Ça peut créer des économies voire des emplois, par exemple pour accompagner les gens qui n’y arrivent pas. Mais ce n’est pas une réforme de fond. Une vraie réforme serait une réorganisation des services de l’État et de l’administration, une redistribution des pouvoirs.

Jamais vous ne me ferez dire que les réseaux sociaux ou un ordinateur simplifient les relations humaines, jamais. Les gens perdent un temps fou à s’envoyer des mails à longueur de journée. Le mail rend parano. Le destinataire ne comprend pas pourquoi on lui a écrit ça, ni le contexte de réception. La tension peut monter très vite. Dès que les choses deviennent intéressantes ou importantes, on préfère le téléphone. Et après on arrive à la rencontre. Ce qu’on aurait dû faire depuis le début !

L’Europe est le plus grand exemple d’incommunication réussie : jamais d'accord, mais toujours ensemble !

Votre prochain ouvrage revalorise le rôle des intermédiaires (traducteurs, interprètes, etc.) et de professions comme journaliste, professeur, avocat ou médecin. À l’heure des programmes d’intelligence artificielle, type ChatGPT, n’est-ce pas un combat d’arrière-garde ?

DW – C’est un combat d’avant-garde ! Tout le monde dit qu’on va avoir une société online, interactive, et qu’on n’aura plus besoin de personne. C’est mensonge ou aveuglement. Pour avoir les horaires de train et d’avion ou les codes de vaccination, oui, on peut utiliser un écran. Mais dès qu’il s’agit de la vie, de la politique, de l’administration, de la justice ou de la médecine, par définition, il faut des compétences et, par conséquent, ce sont des professions. Le mythe qu’on gagne du temps et de l’agent avec les technologies numériques, est honteux. Les GAFAM gagnent de l’argent, pas nous !

La politique, c’est toujours une affaire d’hommes et de femmes, pas une affaire de réseaux et de tuyaux numériques.

L’Union européenne a réussi à mettre quelques bâtons dans les roues des GAFAM. S’agit-il d’une réussite qui pourrait être mise en place ailleurs ?

DW – Les GAFAM ont eu trente ou quarante ans d’impunité totale. L’Europe est la première à initier la contrattaque. Il y aura bientôt un vrai contrôle démocratique des GAFAM. C’est heureux et c’est un bon exemple de la force de l’Europe. Soit dit en passant, je l’ai écrit dans un ouvrage (L’incommunication ou la victoire de l’Europe), l’Europe est le plus grand exemple d’incommunication réussie ! On a d’énormes différences culturelles, beaucoup d’incompréhension mutuelle, et pourtant on avance et on construit.

La communication, on la rêve parfaite, technique et immédiate, elle est fragile, politique et humaine. Rien ne marche naturellement, tout se négocie. Le corps de la communication est la négociation.

Malgré ses promesses techniques infinies, la mondialisation n'a pas réduit nos difficultés à communiquer. Perdu dans les solitudes interactives, chacun cherche l'Autre, hélas, rarement au rendez-vous. Négocier. Cohabiter. Tout pour éviter l'échec de l'acommunication et le risque de guerre. L'Europe en est la paradoxale illustration. Jamais d'accord, mais toujours ensemble. La communication, on l'a rêvée parfaite, technique et immédiate, elle se révèle fragile, politique et humaine.

La communication, au fond, c'est toujours le risque de l'Autre.

Dans le numéro 90 d’Hermès, consacré à l’Europe, on a fait mention d’un paroxysme d’acommunication avec la guerre en Ukraine. N’est-ce pas un euphémisme quand des hommes s’affrontent, armes à la main et que des civils sont broyés par le conflit ?

DW – Non, parce que tous les hommes ne se tuent pas. D’abord, il y a plusieurs formes de communication, comme il y a plusieurs formes d’incommunication et d’acommunication. Mais, Dieu merci, toutes les acommunications ne débouchent pas sur la guerre ! On ne se bat pas tous les matins, même s’il y a beaucoup de conflits. Souligner le rôle charnière de l’incommunication est important. Mais les échecs de la communication aboutissent à une forme d’acommunication qui peut-être plus ou moins violente. La guerre c’est le pire des échecs.

Entre la communication qui est difficile et l’acommunication qui constitue un échec, l’incommunication ne serait-elle pas la condition normale de la communication ?

DW – Absolument ! Rien ne marche naturellement, tout se négocie. En fait, le corps de la communication est la négociation. Tant qu’on se parle, tant qu’on s’engueule, c’est bon ! C’est quand on ne se parle plus que c’est la guerre. L’incommunication, en somme, est la condition de la communication au XXIème siècle.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°30 d'octobre 2023