Parole publique n°30
La place des sciences dans la communication publique
Bruno Ricard, directeur des Archives nationales.
Tel était le slogan des Archives nationales à l’ouverture en 2013 du site de Pierrefitte-sur-Seine, oeuvre de l’architecte Massimiliano Fuksas, plus grand bâtiment d’archives d’Europe, parmi les plus grands et plus beaux au monde. Ce slogan a gardé toute son actualité : les Archives sont au cœur de la vie de la Cité.
Les Archives nationales, ce ne sont pas seulement 380 kilomètres d’archives de l’époque mérovingienne à nos jours, et quelque 100 teraoctets de données. Ce ne sont pas seulement des bâtiments, contemporain à Pierrefitte, patrimoniaux à Paris où le Quadrilatère des Archives, dans le Marais regroupe sur plus de trois hectares palais et hôtels du XVIIIe siècle. Ce ne sont pas seulement 500 agents, conservateurs capables de lire des chartes médiévales en latin et en ancien français, historiens, restaurateurs et relieurs, informaticiens, data scientists, juristes, médiateurs culturels…, qui parfois cumulent plusieurs de ces compétences.
Les Archives nationales, c’est aussi et surtout une fonction, une mission, au service de nos concitoyens. Mémoire de la France, elles conservent les archives de l’État central depuis le Moyen Âge, du Trésor des chartes aux archives récentes de la Présidence de la République, de Matignon et de l’ensemble des ministères à l’exception des ministères de l’Europe, des Affaires étrangères et des Armées. Elles collectent et conservent les archives des notaires de Paris et des archives privées d’intérêt national, comme celles de la Maison de France (Orléans), de la Croix-Rouge, du service photographique du Monde, de Gisèle Halimi, Simone Veil, Françoise Dolto. Toute l’histoire nationale s’y presse et une grande part de l’histoire internationale. Des lettres de Tamerlan ou de Soliman le Magnifique, le traité de paix perpétuelle de 1516 avec les cantons suisses, une lettre d’un prince de Galles indépendantiste du début du XVe siècle, la description de la Tasmanie par l’expédition d’Entrecasteaux à la fin du XVIIIe siècle, autant de documents qui attirent aux Archives nationales françaises chercheurs et plus hautes autorités de nombreux pays étrangers.
Mais les Archives nationales ont d’abord été créées en 1790 pour les citoyens. Le 25 juin1794, la célèbre loi du 7 Messidor an II instaure un droit d’accès entier et gratuit aux archives de la Nation, en totale rupture avec les règles et pratiques de l’Ancien Régime. L’article 37 précise que « tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts communication des pièces qu’ils renferment. Elle leur sera donnée sans frais », un écho à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui dispose que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », un article à valeur constitutionnelle encore souvent mobilisé par le Conseil d’État dans ses argumentaires juridiques. En 2023, les citoyens sont plus que jamais au coeur de nos politiques. Le livre II du code du patrimoine rappelle que « la conservation des archives est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche ».
Chaque année, nous accueillons des milliers de chercheurs dans nos salles de lecture de Paris et de Pierrefitte, auxquels nous avons communiqué en 2022 plus de 110 00 cartons et dossiers. Nous répondons aussi à près de 10 000 demandes de recherches, historiques, généalogiques, administratives, et de reproductions de documents. Nous mettons en ligne, dans la Salle de lecture virtuelle (https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/ - lien externe), plus de 10 000 000 de documents numérisés. Et avons ouvert, en juin 2023, un service d’accès sécurisé, via France Connect, pour les documents numérisés non diffusables sur Internet pour des raisons juridiques (données à caractère personnel, droits de propriété intellectuelle). Un premier corpus de 215 000 documents relatifs à la Seconde Guerre mondiale est déjà proposé.
Ces facilités d’accès concernent aussi les périodes sensibles de l’histoire nationale : sauf exceptions, l’ensemble des archives françaises relatives à la guerre d’Algérie, y compris judiciaires, sont désormais librement accessibles en France (arrêté du 22 décembre 2021) comme celles de la Seconde Guerre mondiale (arrêté du 24 décembre 2015).
Au public des chercheurs s’ajoute celui des visiteurs des expositions, les participants aux colloques et séminaires, les scolaires. Prolongeant la gratuité d’accès aux archives, l’entrée dans nos expositions est libre depuis 2021. Le nombre de visiteurs a doublé (il devrait dépasser les 100 000 pour l’exposition Louis XVI, Marie-Antoinette et la Révolution présentée en 2023 à l’hôtel de Soubise), le socle sociologique semble s’être élargi et, de manière visible, les jeunes ont investi les lieux.
Pour toucher un public plus large encore et dans une démarche citoyenne, un nouveau cycle lancé en 2023, Les Essentiels, donne à voir des textes iconiques, connus de tous mais jamais approchés dans leur matérialité, des textes fondateurs de notre société contemporaine qui interrogent aussi notre présent : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, décret d’abolition de l’esclavage de 1848, ordonnance de 1944 sur le droit de vote aux femmes, loi Badinter de 1981 abolissant la peine de mort. Après Paris, ces expositions au format resserré se déploient en régions, avec une première étape pour le décret d’abolition de l’esclavage à La Rochelle au printemps 2023. D’autres expositions circulent également, en France et à l’étranger comme l’exposition sur le salon des arts ménagers, au MUCEM en juillet-septembre 2023, ou l’exposition Filmer les procès, un enjeu social sur les procès de crimes contre l’humanité, accueillie à Bordeaux, Lyon, Lille et Limoges, mais aussi en Allemagne, au Chili, en Argentine, au Rwanda et en Israël.
Centrer une politique publique sur les citoyens, c’est aussi leur donner la parole, les associer à certaines décisions. Pour la première fois, nous leur avons ainsi demandé de choisir les documents à présenter dans une exposition, dans le cadre du cycle Les Essentiels. L’ordonnance de 1944 sur le droit de vote aux femmes et la loi Badinter de 1981 ont été choisies par le public à l’issue d’un vote organisé sur place et en ligne. Le procédé sera reconduit pour Les Remarquables dont la première séquence commence en septembre 2023, le public étant appelé à choisir entre des diplômes de Charlemagne et de saint Louis, le testament de Napoléon, celui de Victor Hugo, le dossier de naturalisation de Joséphine Baker ou le discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale sur le droit à l’interruption volontaire de grossesse.
Donner la parole aux usagers, c’est aussi les réunir pour débattre des sujets qui les préoccupent comme l’accès aux documents classifiés, l’ouverture des archives des conflits coloniaux ou l’évolution des outils numériques. Un comité des usagers des Archives nationales, fondé en 2017 par Françoise Banat-Berger, permet de recueillir les besoins, les attentes des chercheurs.
D’inspirateurs, nos publics peuvent également devenir des contributeurs. Après de belles expériences menées indépendamment les unes des autres, les projets collaboratifs des Archives nationales bénéficient désormais d’une plateforme participative d’indexation et de transcription nommée Girophares (https://girophares.archives-nationales.culture.gouv.fr/ - lien externe). Les internautes qui souhaitent aider les Archives nationales à dépouiller les fichiers des émigrés de la Révolution ou des prêtres catholiques au XIXe siècle disposent désormais d’un outil simple dont les données d’indexation permettent un accès beaucoup plus précis aux documents, à partir de noms de personnes ou de lieux par exemple.
Cette démarche s’inscrit dans le vaste mouvement de transformation des documents en données. Un mouvement qui enrôle aussi l’intelligence artificielle, notamment par la reconnaissance automatique des écritures manuscrites (ou HTR pour handwritten text recognition). Les Archives nationales l’expérimentent pour les répertoires de notaires et les inventaires manuscrits d’archives de l’Ancien Régime. Le réseau des Archives départementales est quant à lui engagé, sous l’égide du Service interministériel des Archives de France et avec l’entreprise Teklia, dans le vertigineux projet Socface qui vise à transcrire tous les recensements de population de France et de Navarre du XIXe et du début du XXe siècle. Ce projet facilitera les recherches généalogiques mais démultipliera également les possibilités de recherches sur les professions, niveaux d’étude, mobilités, compositions familiales, etc. de la population française et des étrangers vivant en France sur cent ans.
Les Archives nationales ont su s’adapter à la mutation numérique de la société et ont saisi l’occasion des bouleversements induits pour replacer plus encore le citoyen au coeur des dispositifs. Car les archives ne sont pas seulement conservées pour être transmises aux générations futures sur le temps long ; elles sont aussi collectées et préservées pour nos contemporains, pour leur permettre de faire valoir des droits, de mieux comprendre leur histoire individuelle, d’écrire une histoire plus collective, d’acquérir des connaissances, mais aussi de ressentir des émotions et, parfois, du plaisir.
Telle est la vocation des archives et la mission des archivistes des Archives nationales et d’ailleurs.
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