Parler des catastrophes, pour les éviter

Entretien avec Jean-Paul Vanderlinden, enseignant-chercheur en économie écologique, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

Malgré la montée des eaux, les tempêtes, le recul visible du trait de côte, de nouvelles constructions voient le jour sur le littoral français. Déni climatique ?

Jean-Paul Vanderlinden – En psychologie, le mot déni désigne le fait de nier une réalité en raison de sa dolorosité. Il concerne une seule personne à la fois, il porte l'accent sur l'individu. Alors que le collectif se trouve au coeur des défis environnementaux. Un déni collectif supposerait que chacun connaisse la même douleur face aux menaces environnementales. C'est impossible. En utilisant le terme déni, on fait ainsi glisser le fardeau du changement climatique et de ses conséquences sur l'individu. C'est une fausse piste.

Prenons l'exemple du maintien des installations en zone inondable. De manière contre-intuitive, on pense qu'il relève de choix individuels. Mais non, car c'est la société qui fixe les règles, qu'il s'agisse du droit de propriété ou de l'évaluation des risques liés à l'occupation du sol. Inversement, on peut se dédouaner des gestes du quotidien et faire porter le fardeau aux « autres ». Affronter les enjeux du climat, c'est toujours négocier entre l'individuel et le collectif.

Par ailleurs, contrairement au déni, le climat nous fait bouger dans une sphère d'incertitudes. Dans le deuil, la mort, bien réelle, est niée car elle fait trop mal. La transition écologique n'a pas cette consistance. On sait que l'on va vers des changements, mais comment domestiquer la nature de la menace ? Très vite, l'inquiétude climatique devient sociale, morale, politique. Que va faire le gouvernement ? Est-ce juste ou injuste ? Faut-il aider des habitants qui se surexposent à des risques connus ? Les « riches » n'ont-ils pas les moyens de se mettre à l'abri ?

Chaque incertitude entraîne des jugements subjectifs, produit des dissonances, exprime une diversité de point de vue, reflète des représentations sociales. Il faut donc négocier constamment entre subjectivités et objectivité, l'une ne pouvant oblitérer les autres. « Déni » n'est pas le meilleur mot pour décrire l'existence de positions nécessairement diverses.

Le terme déni fait glisser le fardeau du changement climatique sur l'individu. C'est une fausse piste. Affronter les enjeux du climat, c'est toujours négocier entre l'individuel et le collectif. Très vite, l'inquiétude climatique devient sociale, morale, politique.

Crise écologique, sanitaire, économique, géopolitique, guerre : face à l'avalanche de mauvaises nouvelles, on peut être tenté de détourner le regard…

JPV : Les médias jouent leur rôle en nous informant. Et ce n'est pas facile, pour les journalistes et les communicants, de simplifier la complexité. Du point de vue de la communication, faut-il être alarmiste ou apaisant ? La question ne fait pas consensus. Pour ma part, je pense que la catastrophe fait bouger, qu'elle ne paralyse pas. Oui, il faut prévenir les habitants des risques existants. Mais une fois encore, l'objectif et le subjectif voyagent ensemble, tout comme l'individuel et le collectif. On ne peut pas annoncer que les incendies se développent dangereusement sans traiter en même temps toutes les interrogations politiques, institutionnelles et morales qui s'imposent aux habitants.

Faut-il être alarmiste ou apaisant ? Je pense que la catastrophe fait bouger, qu'elle ne paralyse pas. Regardons-la en face, parlons-en, cela nous permettra de mieux vivre.

Attention, nous entrons en zone inconnue dans de nombreuses dimensions : climatique bien entendu mais aussi politique, institutionnelle, morale. Voilà le message essentiel à mon avis. Allons-nous fermer les yeux ? Au contraire, regardons les catastrophes en face, parlons-en, cela nous permettra de mieux vivre. Envisager la fin de l'humanité, c'est la seule façon de l'éviter. À ma manière, je reste foncièrement optimiste, ce qu'on me reproche parfois…

Parler des menaces, mais comment ?

JPV - C'est la délibération qui permet de rendre collectivement l'avenir moins incertain, par l'intersubjectivité, en transformant les différentes sources d'incertitudes en véritables ressources discursives porteuses d'échanges. En zone sinistrée, la priorité est de répondre aux urgences : assurances, relogement, école, suivi psychologique...

Ensuite viennent les questions de fond. Pourquoi rester ici ? Pourquoi les gens restent-ils attachés à un lieu qui les menace ? C'est là que l'expression et l'écoute de points de vue différents produisent de l'intelligence collective. Cent cerveaux valent mieux qu'un seul. Les fonctionnaires territoriaux que je rencontre ont intégré cette approche horizontale. Quant aux élus, ma conviction est que ceux qui engagent la délibération assurent leur réélection !

Envisager la fin de l'humanité, c'est la seule façon de l'éviter.

Les zones à risques ne sont pas les seules concernées. Les stations de moyenne montagne, par exemple, doivent redéfinir leur modèle économique après les années d'or du ski. Vont-elles s'endetter sur trente ans pour financer des canons à neige ? Dans cinq ans, la hausse des températures ne permettra sans doute plus leur fonctionnement. Des stations comme Métabief (Jura) sont en train de se réinventer.

Néanmoins, tous les territoires n'ont pas les mêmes atouts pour réussir cette transition. La diversité crée la vitalité, alors qu'un espace trop homogène, où se concentrent par exemple des retraités aisés, cela pose un vrai problème de ressources vives…

Le climat ne fait que révéler la façon dont l'espace français s'est organisé, avec ses forces et ses faiblesses. Feu, précipitations intenses, vents : ces dangers nous inquiètent. Mais la menace tient plus fondamentalement à la fragilité relative de certains territoires, en raison de leurs caractéristiques économiques et sociales insuffisamment diversifiées.

Propos recueillis par Boris Schruoffeneger

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°29 d'octobre 2022