Climat de défiance démocratique et circulation des fakes news

Arnaud Mercier, professeur en communication à l’Institut français de presse, université Paris 2-Assas.

Il y a 12 ans, le Cevipof, centre de recherche politique de l’IEP de Paris, avait l’idée brillante de réaliser un baromètre annuel de la « confiance » abordée sous tous ses aspects : politique, sociale, culturelle. Seul bémol à ce pertinent projet : le choix du nom. Les résultats obtenus lors de cette enquête annuelle par sondage à grande échelle sont tels que le baromètre est bien mal nommé et devrait s’appeler plus justement le « baromètre de la défiance ». Cette défiance s’exprime à l’encontre de ses voisins, des médias, des partis et syndicats, du personnel politique, des institutions officielles (sauf quelques-unes qui surnagent). Un nombre important de citoyens français affichent une méfiance prudente ou une défiance active contre maintes figures d’autorité et de légitimité.

La parole politique n’est plus crue par un grand nombre de citoyens qui déploient une forme de résistance a priori à la rhétorique et au marketing politiques.

C’est dans ce contexte de perte de confiance vis-à-vis d’acteurs sociaux et d’institutions censés obtenir la confiance de tiers pour agir légitimement (idéalement d’une majorité de citoyens) que se comprend l’émergence des fake news. Nous nommons ici fake news (ou infox) des informations falsifiées, qui s’inspirent souvent des formats journalistiques pour mieux convaincre, alors qu’elles sont forgées pour tromper l’auditoire, avec le plus souvent l’intention de nuire à une cible. Le succès des fake news ne s’explique pas par l’avènement d’une génération spontanée de crédules imbéciles qui se laisseraient manipuler mieux qu’avant. Il faut plutôt considérer les fakes news comme un symptôme d’un état préalable de délitement du débat public et de l’espace public démocratique et comme une volonté d’affirmation de soi de citoyens désabusés.

Défiance démocratique et fake news

Si on considère la confiance politique comme la prédisposition à admettre une décision prise par un tiers en notre nom et sans forcément nous consulter à chaque fois, alors force est de constater que la confiance politique est sapée dans notre pays. Par les taux d’abstention électorale record élection après élection, par la défection militante dans les partis et syndicats, par les sondages en berne pour le personnel politique ou par les propos agressifs ou sarcastiques qui inondent les réseaux socionumériques, une défiance voire un dégoût se manifestent bruyamment. La parole politique n’est plus crue par un grand nombre de citoyens qui déploient une forme de résistance a priori à la rhétorique et au marketing politiques. Effet induit des excès du marketing politique (électoral ou gouvernemental) qui ont trop accrédité l’idée d’une manipulation grossière de l’opinion au détriment d’une parole responsable et pédagogique visant à entretenir le lien de confiance entre gouvernés et élus.

Les journalistes ne sont pas exempts de ces reproches. Le baromètre annuel de la confiance dans les médias publié par La Croix montre que le même mal ronge la relation qui devrait être de confiance entre les citoyens cherchant à s’informer et les producteurs de cette information.

Dès lors, de nombreux citoyens se vivent ou désirent se penser en dissonance avec « les élites », « le Système », etc. En quête d’une information différente (qu’ils croient meilleure, plus fiable, plus authentique, plus proche de leurs idées et préoccupations), d’une information qui sort des canaux officiels et habituels, un nombre croissant de citoyens font rupture avec les voix accréditées de l’information et du savoir (journalistes et médias grand public, experts, décideurs, hauts fonctionnaires...) et sont prêts à croire à tout discours qui traîne sur les réseaux socionumériques pour peu qu’il soit en rupture, qu’il prenne le contrepied de l’information jugée « officielle » et trop proche des intérêts marchands et politiques. La valeur d’une « information » ne tient plus alors à son rapport étroit avec la factualité, mais bien à son écart à la norme, à son adéquation avec nos opinions, à sa capacité à venir renforcer nos convictions et à participer au combat contre « l’ordre établi », « le système », « le pouvoir », « l’État profond »...

Fake news et affirmation de soi contre les « sachants »

Loin d’être une désinformation habituelle comme l’histoire des hommes en a tant et tant produite, la fake news est une forme très contemporaine et spécifique de manipulation de l’information. Notamment parce qu’elle a pour écosystème nutritif l’internet participatif et les réseaux socionumériques qui ont démocratisé l’accès à la parole publique... pour le meilleur comme pour le pire. Chacun dispose de l’aptitude à devenir son propre média, à avoir un public à qui destiner ses avis et analyses. Chacun peut croiser facilement des gens inconnus qui partagent au loin les mêmes convictions et fonder communauté avec eux.

Dans ces groupes de discussions, ces forums de convictions communes, s’échangent aisément des « informations alternatives », des témoignages et le fruit de ses quêtes personnelles de connaissances grattées sur la toile, donnant le sentiment (l’illusion ?) de pouvoir être aussi experts d’une question que les « sachants » brevetés tels par leurs diplômes et leurs titres. Ces discours circulants déhiérarchisent les savoirs. Ils sont souvent faux par manque d’expertise, mais le sont aussi sciemment, par affirmation de soi, par désir de se montrer aux yeux du monde aussi sachant que les détenteurs de la parole légitime dans l’espace public médiatique. L’hubris de se croire pourvoyeur d’une analyse ou d’une information inédite, contre-intuitive, en rupture avec le discours officiel, associée à la satisfaction narcissique de trouver un public pour me gratifier de mettre en circulation cette autre « information », favorisent la prolifération des fake news.

Chacun peut croiser facilement des gens inconnus qui partagent au loin les mêmes convictions et fonder communauté avec eux.

Si donc nous acceptons l’idée que les fake news sont un symptôme d’un mal démocratique profond, il faut aussi hélas admettre que ce symptôme aggrave le mal, en perpétuant la défiance voire en l’aggravant aux yeux non seulement de ceux et celles qui se sentent déjà en marge du « système », mais aussi de celles et ceux qui doutent et qui sont en quête de repères. Les infox s’insèrent alors dans une dangereuse spirale de défiance démocratique.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021